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Les visages de l’écoanxiété

Interview Bertrand Coty

Inês Lopes, vous publiez aux éditions écosociété : « Les visages de l’écoanxiété ». Comment définissez-vous l’écoanxiété ?

Il y a différentes définitions actuellement de l’écoanxiété et il n’y a pas nécessairement consensus.  Pour ma part, je réfère habituellement à une diversité d’écoanxiétés, car les vécus sont très différents d’une personne à une autre, selon ce qu’on ressent, observe ou vit, ici comme ailleurs dans le monde. 

Dans mon livre Les visages de l’écoanxiété (Collection Radar, Éditions Écosociété), je propose la suivante : « L’écoanxiété se caractérise par le vécu d’émotions et par des préoccupations à différents degrés à propos de l’environnement, des impacts environnementaux ou sociaux, de l’avenir ou de l’inaction observée (de la part des individus, des sociétés, des gouvernements ou des entreprises). L’écoanxiété peut être perçue comme positive et porteuse d’actions bénéfiques ou souffrante et déstabilisante, ou les deux à la fois. » (p. 12)  Ce sont des émotions et préoccupations qui sont cohérentes avec les situations socioécologiques que l’on vit actuellement.  Elles sont une réaction normale à des situations anormales.

L’écoanxiété peut être éprouvée suite à des expériences directes (p. ex. après avoir eu à évacuer sa maison lors d’un feu de forêt) ou des expériences indirectes ou par observation (p. ex. voir des images à la télévision des kangourous fuyant les brasiers en Australie).

Des personnes jugent que l’écoanxiété est causée par une certaine écolucidité ou écolittératie, c’est-à-dire par le fait d’être informé·es du point de vue scientifique sur les enjeux écosociaux, par une observation empathique de ce qui arrive à l’environnement et/ou aux humains et par anticipation de ce qu’il pourrait continuer d’arriver; d’autres pensent que l’écoanxiété vient plutôt du vécu des gens ou de l’observation de leur milieu sans nécessairement qu’il y ait de connaissances scientifiques.

L’écoanxiété peut donc avoir plusieurs visages.  Ce sont des immigrant.es dans une communauté qui craignent pour leur famille restée au pays d’origine où il se vit des intempéries.  Ce sont des agriculteurs ou agricultrices qui craignent que les changements climatiques affectent leurs récoltes, leur sécurité alimentaire, ou les amènent à devoir changer de lieu pour mieux vivre.  Ce sont des peuples autochtones qui ont pendant longtemps vécu de la solastalgie par rapport à leurs territoires et qui s’inquiètent de voir leurs paysages et traditions encore menacés par exemple par la fonte des glaces ou autres phénomènes. 

Ce sont des jeunes Québécois, Français, Belges, Africains, Sud-américains, Australiens, des jeunes partout à travers le monde, qui se posent des questions par rapport à leur avenir, à l’inaction qu’ils observent, et qui se demandent comment agir pour recréer « d’autres futurs possibles ».  Ce sont des réfugiés climatiques. Ce sont des innovateurs de tous horizons qui tentent de refaire le monde.  Ce sont des parents, grands-parents et enseignants qui se demandent comment aborder les importants mais délicats enjeux environnementaux avec les jeunes.  Bref, ce sont des militants, des scientifiques, des artistes, des gens de divers domaines professionnels qui lancent des cris du cœur pour que, collectivement, on prenne soin de l’environnement, des peuples, de notre santé et de nos enfants.

Enfin, l’écoanxiété cohabite souvent avec d’autres émotions telles que la colère, l’impuissance, la culpabilité, la tristesse, l’amour, l’espoir…

Quelles peuvent être les manifestations de l’écoanxiété? 

Les manifestations de l’écoanxiété peuvent être diverses et différentes selon chaque personne. On retrouve des manifestations émotionnelles donc (souvent un mélange d’émotions, tel que mentionné) ; psychologiques (p. ex. inquiétudes par rapport à l’avenir ou à certains impacts); cognitives (p. ex. difficulté à se concentrer ou à prendre des décisions) ; physiologiques (p. ex. un « nœud » dans le ventre, des palpitations) ; et comportementales (p. ex. paralyser ou à l’inverse s’investir ardemment dans l’action écosociale).

L’écoanxiété se retrouve-t-elle renforcée, selon vous, par les conflits mondiaux et la violence qu’ils diffusent ? 

Sans avoir de chiffres à vous donner, en effet, c’est quelque chose qu’on entend, dans différents milieux.  Certains y réfèrent parfois en référant aux menaces existentielles, à des inquiétudes « généralisées » ou sur le plan global, à un certain global dread*.  Les gens ressentent alors des émotions (tristesse, découragement, peur, impuissance, etc.) et ont des inquiétudes par rapport à « plusieurs choses » qui vont mal dans le monde. 

À la crise socioécologique s’ajoute ainsi le poids d’autres réalités contemporaines.  Chaque époque a eu ses défis, c’est vrai, mais dans les dernières années plusieurs événements ont pu amener ce découragement ou ces craintes globales, notamment, oui, la guerre contre l’Ukraine, les bombardements à Gaza, ainsi que d’autres conflits mondiaux, la crise migratoire, ainsi que divers types de violences et d’injustices qui étaient déjà en cours et qui se poursuivent dans le monde.  Nous sommes exposés à des images ou à des vécus qui nous heurtent, et c’est normal qu’ils nous heurtent, car ces situations, elles, ne sont évidemment pas normales.

Pour l’écoanxiété, phénomène grandissant à travers le monde, quels outils proposez-vous? 

Le livre aborde plusieurs outils pour l’écoanxiété et l’engagement.  D’abord, tant sur le plan individuel que sociétal, il convient de reconnaître certains enjeux écosociaux actuels plutôt que de les éviter, nier ou invisibiliser. Se demander ensuite s’il y a des enjeux qui nous interpellent particulièrement et où on aurait envie et la possibilité de mettre nos énergies (engagements individuels, collectifs ou systémiques ; en prenant conscience que les deux derniers auront possiblement plus d’impact, lorsque cela est possible). C’est de voir les liens entre les enjeux aussi et de prendre conscience de tous les bénéfices que nous en retirerons si nous nous occupons de l’environnement (bien-être collectif ; meilleure santé physique, psychologique, communautaire et environnementale ; plus de justice sociale et de rapports égalitaires entre les individus et les communautés ; etc.).  

Cela peut aussi être de faire des « réorganisations de sens » (voir l’opportunité dans l’adversité et y donner du sens pour guider nos engagements et nos choix). Une autre façon est de tisser des liens ; tous ces soutiens et solidarités qui nous font du bien et qui nous permettent d’avancer plus efficacement ensemble. C’est aussi par la proposition de solutions écosociales, novatrices ou traditionnelles (parfois pour avancer il faut reculer). Idem chez les entrepreneurs d’ailleurs, c’est possible d’effectuer des changements (novateurs ou traditionnels) dans différents secteurs.  Les entreprises ont un grand pouvoir de changement également. 

Ces virages verts nécessaires pour notre bien-être et santé. Dans les entreprises, c’est en prenant des décisions écoresponsables et en offrant l’accompagnement en transition socioécologique (ou en allant le chercher). Parfois par des démarches d’atténuation des impacts, parfois par des démarches d’adaptation aux changements qui sont déjà là. En misant sur la prévention autant que possible. Une autre façon de contrer notre écoanxiété collective (ou de s’en servir), c’est de s’imaginer de nouveaux récits, de nouveaux possibles. C’est aussi en réduisant les inégalités sociales. Une autre façon est d’être à l’écoute, tout simplement. Des jeunes, scientifiques, professionnels de la santé, chercheurs, artistes, militants, peuples autochtones, et plusieurs autres, nous parlent des nouveaux chemins à suivre depuis longtemps.  

Il s’agit aussi de revoir notre rapport à la nature.  Entrer dans le « symbiocène » comme le propose l’environnementaliste australien Glenn Albrecht. En comprenant que nous faisons partie de la nature et avoir l’humilité de dire que nous en dépendons, plutôt que de l’exploiter, de la détruire, de la dominer. C’est encore par l’art… s’inspirer ou en inspirer d’autres par nos créations. 

C’est par l’éducation à l’environnement, à la justice sociale, aux droits humains, à la consommation, aux valeurs, aux perspectives locales et mondiales de justice.  C’est aussi en se questionnant sur nos stratégies d’adaptation (par rapport aux enjeux écosociaux ou en général).  A-t-on tendance à tenter de modifier une situation si elle pose problème, à l’éviter, à se surinvestir ?  C’est accepter nos limites aussi, prendre soin de nous de différentes façons lorsque possible (prendre des pauses, self-care**, acceptation et autorégulation de nos émotions valides, etc.). 

L’engagement (personnel et collectif) est-il la solution pour pallier cet état d’anxiété et comment choisir cet engagement ? 

Effectivement, l’engagement est donc l’une des belles voies à prendre face à l’écoanxiété.  Ça nous donne de l’empowerment***, plutôt que d’être dans l’impuissance et dans l’observation passive de ce qui arrive.  Ça nous permet de créer, réinventer, rééquilibrer. Ça nous permet d’avancer (individuellement ou à plusieurs).  Ça nous permet de changer des systèmes à la base de plusieurs de ces déséquilibres aussi.  L’engagement est donc définitivement l’une des principales façons de contrer, ou de faire avec, cet état d’écoanxiété individuelle et collective.  Comment choisir cet engagement ?  Je dirais de voir quels sujets écosociaux nous interpellent paticulièrement, puis en fonction de nos possibilités, choisir de s’investir dans un groupe qui agit déjà collectivement pour cet enjeu si possible (des groupes de citoyens, des comités verts, des organismes écosociaux, etc.). 

Pour les personnes qui sont en mesure d’influencer ou d’amener des changements dans les systèmes à la base de ces problèmes, encore mieux (changements de loi, rendre nos systèmes de santé plus écologiques et adaptés aux réalités qu’amènent les changements climatiques, des programmes éducatifs qui abordent l’environnement dans les écoles, des changements dans les systèmes économiques pour s’éloigner du capitalisme et aller vers des économies plus vertes et solidaires, revoir notre type et quantité de consommation énergétique, etc.).   

Puis, à l’échelle individuelle, nos comportements écologiques et solidaires, surtout lorsque cumulés les uns aux autres et à ceux des autres, ont aussi un impact, bien que moindre généralement que les changements collectifs et systémiques. Puis si on ne sait pas quoi faire… la première action concrète consiste souvent alors à s’informer… quelqu’un au bout du fil ou du clavier peut généralement nous orienter vers le groupe ou la réponse aidante. C’est de voir comment on a envie de prendre soin de l’environnement, des autres et de nous-mêmes, puis de poser une première action concrète dans cette direction.

* crainte mondiale
** soins personnels
*** la responsabilisation

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Depuis 20 ans, Inês Lopes s’engage pour l’environnement, la justice sociale, la santé et le bien-être, par l’intervention et l’éducation.  Elle possède un doctorat en psychologie de l’éducation de l’UQAM (Université du Québec à Montréal, Québec, Canada).

Crédit photo : Aline Dubois

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