Académique

Conseil

Académique

L’engagement des réfugiés dans la société française : une réalité avérée

Interview Bertrand Coty

Loin des idées reçues en matière d’intégration des réfugiés dans la société française, vous montrez qu’ils sont très nombreux à participer à leur insertion sociale, économique et culturelle par un engagement dans des domaines aussi variés que la jeunesse, la culture, le sport ou l’emploi. Pourriez-vous nous décrire ce facteur ?

Alain Regnier. Avec plus de 500 000 bénéficiaires de la protection internationale, aujourd’hui en France, nous sommes face à une très grande hétérogénéité de parcours et d’âge des personnes accueillies. Il y a des personnes très diplômées et très qualifiées, mais aussi des personnes n’ayant reçu aucune formation dans leur pays d’origine.

Le dénominateur commun, ce qui les relie toutes et tous, c’est une énergie vitale et une envie de s’intégrer rapidement dans la société d’accueil et aussi de vouloir s’y engager. La violence des parcours migratoires contemporains crée des fragilités nombreuses, mais aussi une capacité de résilience hors du commun.

Il est dès lors constaté qu’en dépit de tous les obstacles rencontrés dans le pays d’accueil, l’immense majorité des réfugiés s’engagent et souhaitent être des acteurs premiers de leur parcours d’intégration. Qu’ils soient médecins, artistes, agriculteurs ou sans qualification, ils veulent tous travailler et offrir leurs talents à la société d’accueil. Beaucoup d’entre eux acceptent un déclassement professionnel et, en conséquence, financier, on pense en particulier aux professions de santé récemment évoquées par le Président de la République.
Cette volonté de s’intégrer à tout prix est bien illustrée dans la publication au travers de nombreux exemples.

Pourquoi, dans ce contexte, les représentations négatives vis-à-vis des réfugiés l’emportent-elles ?

Alain Regnier. La question mérite d’être posée et elle doit être débattue. On doit d’abord souligner que les représentations négatives vis-à-vis de l’étranger ont toujours été présentes dans l’histoire. Notre époque n’y échappe pas même si nous avons l’impression d’une nouveauté. Il suffit de lire la presse de l’entre-deux-guerres pour mesurer la violence des mots et des actes envers les migrants.

Je prendrai plusieurs angles pour décrire ces représentations négatives, tout d’abord la question de la frontière, puis la question identitaire et enfin la question d’une menace diffuse à forte dimension symbolique.

La frontière comme rempart avec la figure du mur qui est érigée. Rien qu’aux frontières de l’Union européenne, c’est plus de 3.000 kilomètres de mur qui ont été construits depuis 10 ans. Ces murs nous protégeraient d’un grand remplacement, d’une invasion irréversible. Le maître mot des tenants du retour des frontières est celui de reprendre le contrôle.
Ce qui serait une perte d’identité est au cœur des peurs : question de couleur de peau, mais aussi question de religion. Les migrations modernes seraient le cheval de Troie d’un Islam de conquête.

Il est bien évident que la période d’attentats terribles que notre pays a connu depuis 10 ans est perçue comme l’illustration de ces discours.

Tout cela concourt à un sentiment de menace globale où chaque fait de société est réinterrogé à l’aune de la question migratoire et de son contrôle. Le dernier fait divers en date, est celui du drame survenu sur un barrage agricole dans le Sud-Ouest. La voiture qui a percuté ce barrage était conduite par un ressortissant arménien en situation irrégulière et qui faisait l’objet d’une OQTF depuis deux ans. Question suggérée par certains médias et partis politiques : si nous avions reconduit cette famille, le drame n’aurait pas eu lieu ?

Face à ces constats, la science est décrédibilisée et tous les arguments de raison sont balayés par une réponse émotionnelle, immédiate et irrationnelle. C’est la raison pour laquelle il est important d’illustrer les réussites de l’intégration et de continuer à les valoriser au sein de la société.

Vous dites que la force de l’engagement du réfugié est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit dans la construction d’une nouvelle vie, loin de tout ce qui constituait son identité. Que dire face à cela de la défaillance d’engagement des citoyens occidentaux dans leur propre nation, n’y a-t-il pas là un paradoxe étonnant ?

Smaïn Laacher. Il y a deux niveaux dans votre question. L’un concerne le réfugié et son arrivée dans le monde des autres. En tant que personne sollicitant une protection internationale. L’autre niveau porte sur l’examen des modalités d’engagement civique et politique des nationaux dans et au profit de leur nation. Nous sommes-là en présence de configurations très différentes. Les réfugiés et les citoyens français (vous me permettrez de ne pas reprendre à mon compte la notion de « citoyen occidental », car elle est pour moi trop vague et donc insuffisamment heuristique) sont le produit d’ordres nationaux très distincts. Si je devais le dire autrement, je dirais que ces deux types de populations possèdent des caractéristiques anthropologiques qui peuvent, à un moment donné ou à un autre, être antagoniques ; par exemple sur les questions de laïcité ou des rapports hommes-femmes.

Lorsque le persécuté chez lui devient demandeur d’asile en France, puis, si sa demande est acceptée, « réfugié statutaire », alors commence pour lui une autre étape, un autre cycle de son existence. Le réfugié, reconnu comme tel et donc devenu désormais le « protégé » et l’hôte de la puissance protectrice et accueillante, ce réfugié disais-je donc, est toujours, d’une manière ou d’une autre, redevable à l’égard du pays qui l’accueil. Bien sûr il peut y avoir des « ingrats ». Mais reconnaissons qu’ils sont ultras minoritaires. Bien souvent, les réfugiés occupaient dans leur pays des positions sociales (avocats, journalistes, médecin, enseignant, syndicaliste, etc.) ; avaient des activités politiques ou/et militantes. Ils étaient, selon les cas et les situations, relativement bien insérés dans leurs pays d’origine. Les persécutions qu’ils avaient subi de la part de leur Etat, de milices para-étatiques ou paramilitaires, l’étaient en grande partie parce qu’ils se sentaient concernés par la situation dégradée de leur pays en matière d’emploi, de corruption généralisée ou de libertés publiques quotidiennement bafouées, en particulier à l’égard des opposants politiques (militants, journalistes, syndicalistes, etc.).

On peut donc aisément comprendre que vouloir (et le dire publiquement par écrit ou en prenant la parole) être citoyen de plein droit dans les pays autoritaires ou dictatoriaux c’était posséder à la fois un sens de l’intérêt général et un sens de la justice. Arrivé en France, cet habitus social et politique à perdurer. Leur nouveau pays, leur nouvelle société devient alors un espace de reconstruction de soi et de sa famille par l’engagement, souvent corps et âme, dans des activités en direction des réfugiés, mais aussi, on l’oublie trop souvent, dans des activités collectives sans distinction d’origine, de confession ou de nationalité.

Nous sommes dans des représentations et des pratiques, un rapport à la politique et à l’engagement qui diffèrent sous de très nombreux rapports, des « défaillance(s) d’engagement des citoyens occidentaux dans leur propre nation », pour reprendre votre proposition. Il faudrait plus de temps pour même esquisser un début de réponse à la seconde partie de votre question. Prenons simplement le taux d’abstention en France. Ce phénomène ne désigne pas seulement un désintérêt à l’égard de l’élection. Il indique explicitement un refus de la politique comme « moyen » de changer les conditions d’existence, en particulier des jeunes et des classes populaires. Il s’agit ici de nationaux n’accordant peu ou pas de confiance au personnel politique.

En 2022, lors de l’élection présidentielle, selon une étude réalisée par Ipsos et Sopra Stéria, les jeunes et les classes populaires étaient les plus touchés par l’abstention : 70% des moins de 35 ans et 56% des 35-59 ans ne se sont pas rendus aux urnes. Pour le dire très vite, le rapport des Français à la politique s’est considérablement dégradé au moins à partir de la moitié des années 90.

Ou situez-vous la responsabilité dans les amalgames qui sont opérés et comment agir pour que nos concitoyens aient les moyens de la lucidité ?

Smaïn Laacher. Je pense qu’il est très difficile d’identifier avec précision des « responsabilités » personnelles qui seraient à l’origine des « amalgames » et qui sciemment les entretiendraient. Je pense que c’est, analytiquement, faire fausse route. C’est s’éloigner d’un effort consistant à comprendre quels sont les ressorts fondamentaux qui agissent, de manière visible et invisible, pour produire et reproduire non pas tant des « amalgames », mais, d’abord et avant tout, la figure de l’étranger (quel que soit son statut juridique) comme bouc émissaire. Celui par qui arrive la faute et le malheur ; celui qui est à l’origine de tous les maux de la société et de la nation, etc.

Si je prends, par exemple, le mot « amalgame » dans son sens figuré, il signifie une sorte de fusion ou de « mélange » d’individus (ou de choses) qui ne sont pas couramment ré-unies. Lorsqu’on crée, consciemment ou non, des amalgames entre des personnes et des actes, on réalise l’opération intellectuelle, cognitive et politique suivante : on attribue à certains groupes sociaux des actions qui les définissent par essence. Des qualités (paresse, violence, mensonge, sexisme, etc.) sont ainsi liées exclusivement à la culture profondément incorporée de certains individus ou à certains groupes. Ce sont ces qualités qui fondent leur identité et ils sont reconnaissables « objectivement » par ces qualités. Voilà pourquoi on dit : « c’est leur nature », « ils sont comme ça », « il n’y a qu’eux pour commettre de tel délit ». Autrement dit, c’est la nature faite corps.

Tout autre chose est le bouc émissaire qui peut, d’ailleurs être un individu, un groupe, une organisation, etc. Le bouc émissaire, pour dire les choses rapidement, est « élu » pour assumer, qu’il le veuille ou non, une responsabilité (celle du chômage de masse par exemple) ou réparer une faute pour laquelle il est, entièrement ou partiellement, innocent. Bien entendu, il existe différents critères permettant la sélection d’une personne ou d’un groupe particulier comme bouc émissaire : l’antipathie, un conflit présent ou passé entre différents Etats, le rejet de traits jugés foncièrement négatifs, le pouvoir social supposé, etc. Ce que je dis là trouve sa traduction dans des expressions courantes qui objectivise des croyances, c’est-à-dire des choses (pratiques et représentations) que l’on tient pour vraies, pour réelles : « les flux migratoires aboutiront, si on les stoppent pas, au grand remplacement », « les immigrés viennent en France pour les prestations sociales », « il y 25% de musulmans c’est pour ça qu’on a autant de problèmes », « l’immigration produit du terrorisme et des terroristes », etc.

Un des effets politiques fondamental, et non des moindres, que produit le bouc émissaire est re-souder ou de renforcer culturellement la communauté nationale en face d’un ennemi commun. Voilà pourquoi il est si difficile de lutter contre les amalgames, car ceux-ci sont des systèmes de croyances partagés (parfois très partagées : « Il y a trop d’immigrés en France »). Et penser qu’il existe une responsabilité personnelle dans la production de l’amalgame qui s’incarnerait dans des corps et des noms propres est une recherche sans issue. Toutes les sociétés sont dotées, si je puis dire, d’une théorie du bouc émissaire, car celui-ci à une fonction décisive dans la cohésion d’une société ; il permet de distinguer entre le « eux » et le « nous ».

Bien sûr il ne faut jamais cesser d’opposer rationnellement aux amalgames de toute sorte un discours de « vérité » sur les chiffres, sur l’histoire, sur les pratiques, sur l’hétérogénéité des populations accusées des malheurs du monde parce qu’elles seraient venues de contrées inconnues ou mal connues. Pour que nos concitoyens aient les moyens de la lucidité, comme vous dites très justement, il faudrait, en particulier pour les réfugiés statutaires, et ce n’est ni compliqué ni couteux, faciliter leur insertion socio-économique sans discrimination dans les activités où ils pourraient déployer tous leurs talents et toutes leurs compétences professionnelles pour le plus grand bénéfice de nos concitoyens. Des expériences existent, elles sont remarquables de l’avis de tous. Mais, peut-être que l’effort le plus important consisterait maintenant à les multiplier et les faire connaître au grand public.

Fondation Jean Jaurès
Plus de publications

Depuis janvier 2018, Alain Régnier est Délégué interministériel chargé de l’accueil et de l’intégration des réfugiés (Diair), auprès du ministre de l’Intérieur.
Auparavant (2015-2017) il était conseiller du Gouvernement chargé de la réforme des politiques de lutte contre l’exclusion et du déploiement du Service civique.
Tout au long de sa carrière, il a travaillé dans les champs de la politique de la ville, du logement, de la lutte contre l’exclusion, de l’engagement et de la citoyenneté.
Il a notamment été délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal-logées (2008-2014), Préfet délégué à l’égalité des chances dans le département du Rhône (2007-2008), et Secrétaire général de la Délégation interministérielle à la ville (1997-1998).
Il a été également conseiller pour la cohésion sociale auprès du Premier ministre (Dominique de Villepin (2005-2007).
Haut fonctionnaire engagé dans la société civile, il préside depuis 2015 l’association Solidarités nouvelles pour le logement (SNL) et l’association SOS-Séniors au sein du groupe SOS.
Il est enfin membre du conseil d’administration des associations Unis-Cité, Citoyens et Justice, de la fondation Action Publique XXI et de la fondation Saint-Gobain.

Plus de publications

Smaïn Laacher, sociologue, Professeur émérite à l’université de Strasbourg. Il est membre du laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (UMR 7069), Université de Strasbourg. Et chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales). De 1998 à 2014, il a été Juge assesseur représentant le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à la Cour nationale du droit d’asile (Paris). De 2017 à 2022, il fut membre du Conseil scientifique de l'Institut Convergences Migrations (ICM Collège de France). De 2019 à 2023, il a été Président du Conseil scientifique de la Délégation à demain à la Lutte Contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (DILCRAH). Il est actuellement Directeur de l’Observatoire du fait migratoire et de l’asile de la Fondation Jean-Jaurès. Membre du jury Le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes et Membre du Conseil scientifique de la revue Diversité (ENS de Lyon). Dernières parutions : Le fait migratoire et les 7 péchés capitaux, L’Aube, 2022 ; l’affaire Mila. Victime, agresseurs, haine en ligne, éditions l’Aube, 2022.

A lire aussi sur le sujet

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Translate »