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La CSRD va-t-elle marquer un coup d’arrêt à la RSE ?

Applicable à compter de 2024, la nouvelle réglementation européenne CSRD, entendez par là Corporate Sustainability Reporting Directive, via les propositions de l’EFRAG, a débouché sur un ensemble de nouvelles normes de publication, les ESRS (European Sustainability Reporting Standards).

On en dénombre notamment 10, 5 dans le domaine environnemental, 4 dans le domaine social, et 1 dans le domaine de la gouvernance. Certains ont vu dans le passage aux ESRS, la transition d’une ère de la RSE volontaire à celle d’une RSE coercitive. Interrogée sur le sujet lors d’une soirée dédiée aux sociétés à mission, une consultante chevronnée de la RSE déplorait l’approche de la CSRD, transformant la RSE en un exercice de remplissage d’une feuille tableur. Autant dire qu’une partie de l’esprit de la RSE aurait été totalement oubliée en chemin, encore très loin d’une RSE politique et systémique appelée des vœux par la philosophe Cécile Renouard.

Mais cette nouvelle législation, bien que défendue par quelques académiques, n’en est pas moins décriée sur de nombreux autres aspects. Lorsque nous interviewons le contrôleur financier d’un grand groupe du secteur du négoce, celui-ci nous précise que rien n’est prêt pour produire les informations attendues. Autrement dit, il semble qu’on ait mis « la charrue avant les bœufs », selon l’expression consacrée. Ce point semble se confirmer lorsque nous constatons que certaines start-ups positionnées sur la comptabilité carbone ne sont toujours pas en mesure d’intégrer une approche multicritères, de type ACV (analyse de cycle de vie), permettant d’appréhender d’autres problématiques que les seuls gaz à effet de serre.

Dans le débat qui semble opposer l’ISSB à l’EFRAG, sur la double matérialité, il y a lieu de rester extrêmement sceptique. Ne serait-ce point l’« arbre qui cacherait la forêt » ? La polémique semble quasi ridicule à l’heure des bases de données ESG internationales, et des notations extra-financières, qui nous renseignent déjà très bien sur la matérialité d’impact. Quant à la matérialité financière, on aimerait mieux comprendre avec quel sérieux et quelle rigueur les entreprises pourront évaluer demain les effets multiples d’une dégradation et des mutations multiples de leur environnement externe.

Si l’on interroge à présent l’une de nos collègues spécialisée à l’université de Bordeaux en management international, il y aura lieu de réaliser qu’il n’existe pas de définition consensuelle de la RSE. En somme, la CSRD porterait implicitement une vue européenne de la RSE, que les Américains ne semblent pas prêts à adopter de sitôt. On peut être par ailleurs surpris de la faiblesse des sous-jacents théoriques d’une telle législation. En effet, pour supposer améliorer la performance globale des entreprises, il aurait été intéressant de mobiliser quelques cadres théoriques utiles. Or, le lien entre les 1000 datapoints de la CSRD et la théorie des systèmes semble pour le moins distendu.

Qu’en est-il de la prise en compte de théorie du contrat psychologique, des capacités dynamiques, du cycle texte-conversation, de l’approche socio-économique des dysfonctionnements et des coûts cachés ? Oui, la CSRD est d’une indigence intellectuelle affligeante. Certes, des académiques ont été impliqués, mais la communauté académique n’a jamais été sollicitée d’une manière sérieuse dans ce projet. Si l’on prenait seulement la thématique du « capital humain » et de la gestion des connaissances, et des ressources éthiques, on verrait immédiatement que la CSRD ne permettra pas d’en dire un seul mot. Comment tourner le dos à des thématiques aussi cruciales ?

En somme, la CSRD risque pour les prochains mois de détourner notre attention, et celles des décideurs, des véritables enjeux de la RSE socio-relationnelle et systémique. Qu’est finalement CSRD ? Ne serait-il pas un gigantesque instrument de surveillance, au sens de Michel Foucault ? De ce fait, la CSRD n’est certainement pas une notice pertinente vers une transformation des « business models » selon une logique de durabilité forte. Elle ne nous indique en rien le chemin à prendre. Elle sera juste un instrument de contrôle des résultats a posteriori, incapable de nous apporter la compréhension des solutions à apporter, abandonné au marché hasardeux du conseil. Encore une fois, l’Europe échoue à établir des bases sérieuses d’une transformation de son système économique. Pourquoi d’ailleurs cette CSRD n’aurait pas pu mettre en place d’une stratégie de bases de données et de partage de bonnes pratiques, en créant par ailleurs les conditions d’échanges d’informations fiabilisées entre entreprises, afin d’établir la traçabilité des impacts environnementaux et sociaux (voir l’article de Kaplan 2021, de la Harvard Business Review) ?

Considérer que la CSRD aurait ainsi épuisé les concepts d’une RSE pertinente, à co-construire avec les États et les consommateurs, et aboutissant aux conséquences attendues, qui serait finalement en capacité de nous guider, peut sembler une approche particulièrement fallacieuse. Méfions-nous à ne pas tomber dans ce piège.

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Stéphane Trébucq est professeur des universités, en poste au sein de l'IAE de Bordeaux et de l'Université de Bordeaux, rattaché au laboratoire IRGO - Institut de Recherche en Gestion des Organisations. Il est actuellement responsable du projet RSE en PME, et de l'axe transition écologique au sein du regroupement des laboratoires en sciences de gestion de Nouvelle-Aquitaine. Il est par ailleurs responsable de la chaire capital humain et performance globale, et co-rédacteur en chef des revues classées Recherche et Cas en Sciences de Gestion (RCSG), et Gestion et Management Public (GMP). Il a récemment présidé le conseil scientifique du congrès RSE de la fondation Oïkos et la remise du prix des Immatériels de l'Observatoire des Immatériels. Ses recherches et publications sont consacrées à la RSE et aux nouveaux outils de gestion intégrant les problématiques de durabilité et de performance globale.

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