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Le temps des peurs

Interview Bertrand Coty

Michel Maffesoli, vous publiez aux éditions du Cerf : Le temps des peurs. Pensez-vous que les incertitudes qui nous assaillent soient instrumentalisées, par qui et dans quel but ?

Plutôt que d’incertitudes, je parlerais de « désarroi ». L’incertitude est consubstantielle à notre humaine nature. Même et surtout en sciences, quoi qu’en dise la doxa, elle est nécessaire au développement de la connaissance.

Mais il y a un profond désarroi dans nos sociétés occidentales. Nous sommes dans une période de transition entre deux époques, celle de la modernité, individualiste, matérialiste, productiviste et celle qui émerge, la postmodernité, où l’important c’est le nous, la communauté, la tribu, une quête de spiritualité, un réel qui intègre l’imaginaire, les rêves, le sacral.

Nos élites, j’appelle élites ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, s’accrochent aux valeurs de la modernité, le rationalisme, le productivisme notamment. Mais ce « pouvoir » institué n’est plus en phase avec la « puissance » populaire (instituante). Quand le peuple ne se sent plus représenté par les élites, il a tendance à faire sécession. (secessio plebis). D’où l’abstention lors des votes, les soulèvements divers, les révoltes.

Face à cela, le pouvoir use de la stratégie de la peur. Les mesures de confinement diverses face à ce que j’ai nommé une psycho-pandémie étaient autant de mesures de rétorsion après des épisodes de soulèvement. (gilets jaunes).

Il n’y a pas forcément de but explicite à cette stratégie, les élites se raccrochent à un modèle qu’elles connaissent, qui assoit leur pouvoir. Mais celui-ci, malgré ou plutôt à cause des forces technologiques, des possibilités scientifiques est éminemment fragile. D’où une crispation jusqu’à l’absurde sur des pseudo certitudes.

Cette situation serait elle, selon-vous préjudiciable à notre liberté de pensée ?

La stratégie de la peur a apparemment bien fonctionné : le processus de servitude volontaire s’est enclenché, jusqu’à l’absurde : auto- autorisations de sortie, contrôles des surfeurs de mer et de neige, etc., désinfection des plages, interdiction faite aux médecins de soigner et expérimentation d’un produit dit vaccinal dont on méconnaissait les effets réels, bénéfiques et maléfiques. On a au passage abandonné sans vergogne les « libertés publiques » acquis de la modernité : liberté d’aller et venir, de s’exprimer, d’exprimer une opinion dissidente, libertés en matière de santé dont le consentement libre et éclairé à tous les soins.

Sous prétexte de scientificité, une science qui n’est ni libre, ni éclairée, mais serve des conflits d’intérêts et de pouvoir, on interdit ce qui a constitué la base de la connaissance depuis l’université médiévale, le débat, la disputatio.

La liberté de pensée n’est pas un privilège ou un confort individuel, c’est le fondement de toute connaissance, c’est la base de l’être ensemble.

Avez-vous des situations semblables par le passé à mettre en perspective ?  

Chaque fois que dans l’histoire on vit une période transitoire entre deux époques, les élites en place se cramponnent au modèle de pouvoir établi et gouvernent par la peur, le divertissement, la corruption.

Ainsi de la fin de l’Empire romain qui a aussi été le lent jaillissement du christianisme. Régression économique, ruines des routes et des bâtiments, insécurité, violences. Et dans ce chaos, s’installent dans les campagnes des communautés de moines qui défrichent les terres, construisent, accueillent et préparent la magnificence du Moyen-Âge sur le chaos de cette fin d’empire.

Et puis en cette fin du Moyen-Âge, les guerres, les disettes, le refroidissement du climat, les épidémies, les conflits religieux déchirent la « Tunique » universelle. L’âge baroque puis classique verront l’émergence des valeurs de la modernité, la libération des liens féodaux, le développement scientifique et technologique. Mais cette domination de la Nature aboutit aussi, à côté de l’amélioration de la condition humaine à de multiples dévastations.

Quels seraient les leviers à activer pour réengager nos concitoyens sur le chemin du libre arbitre ?

Le poète dit « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Et c’est bien dans l’effervescence populaire que se mettent en place les nouvelles formes de socialité postmoderne. L’importance de la proximité, du terroir, du local. L’ouverture sur le monde et l’attention à l’autre.

À un idéal démocratique saturé, privilégiant le lien juridique et économique (contrat social) succède un idéal communautaire, dans lequel chaque personne s’apparente à une ou plusieurs « tribus », regroupements affinitaires, solidaires.
Pour le meilleur et pour le pire.

Tâchons non pas d’entraver ces nouvelles formes sociales, mais d’accompagner leur émergence.
Non pas stigmatiser les regroupements affinitaires ethniques, géographiques, territoriaux, mais aussi culturels, religieux, sportifs en parlant de « sectes » ou de communautarisme, mais inventer ensemble des modes de confrontation entre ces tribus, d’échange, d’ouverture des unes sur les autres, bref de tolérance.

La tolérance n’est pas un acquiescement mou et stupide à l’autre, elle est l’expression du vrai relativisme, c’est-à-dire celui qui met en relation une vérité qui n’est pas unique avec d’autres vérités. C’est cela la réponse aux incertitudes exacerbées par les changements de valeurs, ce que les penseurs de la postmodernité nomment « la fin des grands récits de référence ». La recherche de la vérité est un chemin, le relativisme, une méthode (meta odos, mise en chemin) vers une approche de la vérité par la mise en relation.

La modernité avait cru trouver le chemin de la vérité dans la conscience individuelle de chacun, le « for interne ». For interne auquel on a cantonné toute expression du sacré, du rapport de l’homme à l’invisible.

Il me semble qu’est en train de renaître une forme de nostalgie du sacré, d’un besoin de dire ensemble « oui à la vie ». Oui à la vie telle qu’elle est, malgré toutes ses difficultés, malgré les incertitudes, malgré les périls. Je dirais que « cette Logique de l’assentiment » s’exprime dans les rassemblements, les « affoulements », les manifestations plus ou moins pacifiques qui témoignent avant tout d’un besoin d’être ensemble plutôt que de revendications économiques ou sociales. Là encore plutôt que d’empêcher ces rassemblements, ces mises en relations, il faut savoir repérer la force, la puissance qu’ils recèlent.

Les rituels sont l’expression symbolique de cet être ensemble. Ce sont eux qui sont à même de faire surgir un nouvel ordre du chaos.

Les éditions du Cerf
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Michel Maffesoli né en 1944 à Graissessac où son père et son grand-père étaient mineurs de fond, a fait ses études à Béziers, Montpellier, Lyon, Strasbourg et Grenoble.
Il a obtenu un doctorat de troisième cycle et un doctorat d’Etat sous la direction de Gilbert Durand en 1973 et 1978.
Après avoir été maître assistant à l’université de Strasbourg, il a été pendant plus de trente ans professeur à la Sorbonne.
Il a écrit plus de 40 ouvrages traduits dans une quinzaine de langues, il a dirigé de nombreux doctorats et aujourd’hui encore fait des conférences en France et à l’international. Il a créé et dirigé deux revues, Sociétés et Les Cahiers de l’imaginaire.
Il est titulaire de 8 doctorats honoris causa et de distinctions honorifiques.
Ses thèmes d’analyse sont l’imaginaire, c’est-à-dire l’étude des représentations du monde que se font les sociétés. Il étudie le passage de la société moderne à la société actuelle, dite « postmoderne ». Il analyse ces changements de valeurs dans la vie quotidienne, les manifestations collectives, les regroupements, violents ou festifs. Si l’on voulait résumer son œuvre en quelques mots on dirait :
Violences et nouvelles formes de socialité ; tribalisme et nomadisme ; Ordo amoris et éthique de l’esthétique ; Nostalgie du sacré et logique de l’assentiment.

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