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Travailler moins ne suffit pas

Julia Posca, vous éditez : « Travailler moins ne suffit pas » aux éditions écosociété. Quelle est votre analyse du temps de travail, pensez-vous que travailler moins soit le gage d’une vie plus équilibrée ?

Globalement, dans de nombreux pays riches comme la France ou le Canada, on travaille deux fois moins aujourd’hui qu’il y a deux siècles. Pourtant, le travail salarié est encore une contrainte pour une majorité de gens, forcés de travailler pour subvenir à leurs besoins, et est vécu par plusieurs comme une charge plutôt que comme une sphère dans laquelle il est possible de s’épanouir d’un point de vue personnel et professionnel.

Dans un contexte de multiplication des maux liés au travail et, plus généralement, d’accélération des rythmes sociaux, il est indéniable que réduire la durée de la semaine de travail aurait plusieurs bénéfices, notamment sur le plan de la santé mentale et physique des salariés ainsi que sur leur motivation au travail. Cela dit, une telle mesure n’est pas suffisante pour rendre tous les emplois satisfaisants du point de vue de celles et ceux qui les occupent ou utiles du point de vue de la société.

La perte de sens n’est qu’un des nombreux effets délétères de la subordination du travail aux impératifs capitalistes, que la réduction du temps de travail ne suffira pas à surmonter. Au-delà de la question du temps, il est donc urgent de réfléchir à la finalité des entreprises qui forment le tissu économique de nos sociétés si l’on souhaite réellement réenchanter le travail.

Peut-on inscrire cette proposition dans une vision historique et morale, en partant de la vision du travail chez les Grecs anciens ?

Oui, en quelque sorte. Ma réflexion part du constat que le travail, entendu comme activité humaine qui vise à répondre à des besoins, a été instrumentalisé dans les sociétés capitalistes dans le but de créer de la valeur accaparée par une minorité possédante. Cet impératif explique que des emplois et des entreprises soient créés sans égard pour leur utilité sociale ou leur viabilité écologique. C’est aussi pour cette raison que le travail en est venu à être perçu par les travailleurs et les travailleuses elles-mêmes comme un simple moyen à travers lequel ils et elles accèdent, par l’intermédiaire du salaire, à l’univers de la consommation.

Partant de là, j’avance qu’il faudrait plutôt encadrer l’économie et organiser le travail en fonction de principes qui permettraient d’arrimer nos capacités productives avec les besoins sociaux les plus urgents, dans le respect des limites planétaires. Une telle transformation a le potentiel de venir à bout de l’aliénation qui est au cœur du travail sous le capitalisme en contribuant, comme le disait André Gorz, à retrouver « l’unité du travail et de la vie ».

Quel est le rôle de l’IA dans la perspective du travail ?

D’un point de vue économique, l’intelligence artificielle regroupe un ensemble de techniques censées réduire la pénibilité du travail pour les humains, mais aussi la quantité de travail nécessaire pour atteindre un même niveau de production. Autrement dit, l’IA est présentée comme un énième progrès technologique permettant d’améliorer la productivité du travail. On réalise toutefois qu’à l’inverse de ce discours « techno-optimiste », le recours aux machines et aux algorithmes pour créer de la valeur dans certaines industries est au cœur d’un modèle reposant une fois de plus sur une main-d’œuvre précaire, tandis que l’automatisation de certaines tâches impose aux salariés un rythme de travail plus intense et un rapport toujours plus désincarné à l’objet de leur travail.

Loin de libérer les êtres humains du fardeau du travail, l’IA ne risque que d’approfondir l’aliénation du travail. Quant aux gains de productivité attendus, plutôt que de libérer de la contrainte du travail, ils ne font que renouveler la contrainte à la consommation étant donné la croissance des capacités de production des entreprises. La voie de l’émancipation est plutôt à chercher dans le développement de technologies « basses » (low tech) moins énergivores et facilement appropriables, permettant à l’individu de retrouver la maîtrise du processus de travail.

Cette proposition : « travailler moins », ne devrait-elle pas avoir comme pendant systématique une proposition d’engagement sociétal ?

En effet, cette proposition est ancrée dans l’idée que le travail est un enjeu collectif et que travailler moins ne doit pas, ne peut être une question de choix individuel. Il s’agit autrement dit d’un plaidoyer pour une repolitisation de la question du travail. Il faut d’une part remettre de la démocratie dans le travail, ce qui signifie de rendre les travailleurs et les travailleuses tout comme les citoyennes et les citoyens responsables des décisions portant sur l’activité économique – et pour ce faire, confier aussi à des instances démocratiques le contrôle de l’investissement.

Ces responsabilités incombent dans le contexte actuel largement aux entreprises privées, surtout les grandes multinationales, qui dépendent à cet égard du soutien financier et législatif des États. Repolitiser le travail, c’est aussi reconnaître la valeur de l’ensemble des activités nécessaires à la reproduction de la vie, c’est-à-dire le travail d’attention aux autres et de soin des autres, qui est effectué aujourd’hui encore en majorité par les femmes – et plus encore, dans les sociétés majoritairement blanches, par des femmes racisées. Ces tâches doivent être réparties de manière plus équitable au sein de la société, car il s’agit bien là aussi d’une responsabilité qui se doit d’être assumée collectivement.

Ce vaste chantier nécessitera ainsi la création d’institutions et d’organisations nouvelles à travers laquelle pourront s’incarner les principes de solidarité, d’équité et de soutenabilité écologique.

éditions écosociété
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Julia Posca est sociologue et chercheure à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). Membre du comité de rédaction de la revue québécoise Liberté, elle a notamment fait paraître Le manifeste des parvenus (Lux, 2018).

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