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 Le Capital Algorithmique

Interview Bertrand Coty

Jonathan Durand Folco, Jonathan Martineau, vous publiez aux éditions Écosociété : « Le Capital Algorithmique ». Comment décrire ce nouveau stade du capitalisme ? 

Le capitalisme algorithmique est selon nous le nouveau stade du capitalisme qui succède au capitalisme néolibéral financiarisé qui s’était développé à partir des années 1970 jusqu’à la crise de 2007-8. Cette conjoncture historique de la première décennie des années 2000 est importante, et la crise du néolibéralisme coïncide avec une révolution technoscientifique majeure, celle de l’apprentissage machine et de l’apprentissage profond, ainsi que la découverte d’un nouveau modèle d’affaire chez Google reposant sur l’extraction et la valorisation des données.

Ce contexte historique signale à notre avis un point de bascule, où le capitalisme se réinvente et se redéploie autour d’innovations techniques qui participent d’une transformation socio-économique plus large. Nous définissons dans notre ouvrage le capital algorithmique qui se développe de façon accélérée, mais inégale à partir de ce moment historique comme un phénomène aux multiples facettes. Il s’agit tout d’abord d’une logique d’accumulation.

Tout comme dans les autres formes historiques du capitalisme, le capital algorithmique s’accumule via l’exploitation du travail salarié et divers mécanismes d’expropriation, mais à cette logique s’ajoute l’extraction et la valorisation des données qui modifie le mode d’accumulation traditionnel du capital. Le capital algorithmique est également un rapport social, au sens où les relations sociales sont désormais organisées et médiatisées par des technologies algorithmiques omniprésentes. Nos rapports aux autres, à l’information, au temps et à l’espace sont configurés par des algorithmes tant au travail que dans notre vie quotidienne et intime. Finalement, le capital algorithmique est une forme de pouvoir inédite qui à la fois prédit et modifie les comportements, tout en reconduisant des systèmes d’oppression existants et en concentrant du pouvoir au sein d’un groupe restreint de grandes entreprises technologiques.

Quel éclairage apportez-vous aux relations de pouvoir liées aux nouvelles technologies et à l’économie politique qui les produit ?

D’une part, le pouvoir algorithmique reproduit, voire accentue, des systèmes de pouvoir préexistants tels que le racisme, le sexisme, et autres, notamment en les automatisant et en les inscrivant dans des machines algorithmiques auxquelles sont déléguées une foule de processus décisionnels. Or, au-delà de l’amplification des oppressions existantes, émerge une nouvelle forme de pouvoir que des études critiques ont conceptualisé comme « algocratie » ou « gouvernementalité algorithmique ». Ce pouvoir, basé sur la collecte de données massives et les technologies prédictives, repose sur le contrôle de l’information, ainsi que sur la propriété des moyens de prédiction et de contrôle des comportements.

La notion de « gouvernementalité algorithmique » décrit comment les algorithmes régulent et gouvernent les comportements des individus. Bien que le pouvoir algorithmique prenne parfois appui sur des formes de pouvoir néolibérales, il les reconfigure de façon complexe. Ainsi, contrairement à la rationalité néolibérale qui est une forme de pouvoir subjectivante, la gouvernementalité algorithmique n’influence pas directement la subjectivité consciente des acteurs, mais agit sur leurs comportements à travers l’affectation, le nudging, des mécanismes d’incitation et de prescription qui contournent les sujets réflexifs pour façonner des modèles de comportement basés sur la collecte de données infra-individuelles. Cette nouvelle forme de gouvernementalité remplace progressivement le jugement humain par des processus de décision automatisés.Top of Form

Dans quelle mesure pensez-vous que la transformation en cours pourrait modifier positivement et en profondeur nos sociétés ?

Pour ce qui est de modifier en profondeur nos sociétés, nous sommes d’avis que c’est déjà le cas ! Les impacts des algorithmes sur la société sont profonds et nombreux. Par exemple, les algorithmes deviennent le mécanisme dominant d’allocation du travail digital et reconfigurent les formes de travail industriel, extractif, et domestique, et l’accumulation algorithmique devient le mécanisme déterminant du processus de production. Ensuite, les algorithmes et les actifs de données deviennent un objet central de la concurrence entre les entreprises capitalistes.

Il faut voir également qu’au-delà des entreprises, de nombreuses organisations et sphères sociales, telles que les pouvoirs publics, les services de police, les agences militaires, les ONG, les établissements d’éducation et de santé, les réseaux de transport, les infrastructures publiques, etc., utilisent les technologies algorithmiques pour exercer leur pouvoir et/ou organiser leurs activités. Notons aussi comment les algorithmes médiatisent les relations sociales, notamment par le biais des médias sociaux et des plateformes numériques, comment ils médiatisent désormais l’accès à l’information et à la mémoire collective, comment ils reconfigurent les temporalités et les espaces sociaux en les « connectant ».

Sur le plan international, le développement du capital algorithmique donne lieu à une militarisation de l’IA, à des rivalités géopolitiques entre les États-Unis et la Chine, en plus de configurer des rapports néocoloniaux de transfert de valeur entre le Sud et le Nord basés notamment sur l’extraction de données et la sous-traitance internationale du travail digital.

Bien entendu, certains algorithmes, considérés de façon isolée, ont le potentiel de modifier la société positivement. Que ce soit dans la prévention ou détection de maladies graves, la mesure de l’empreinte carbone de certaines pratiques, faciliter les communications et optimiser une foule de processus. Il faut par contre examiner ces développements technologiques sous tous leurs aspects, dans un cadre holistique, pour comprendre leurs impacts en amont et en aval de la simple utilisation particulière d’un algorithme ou d’une technologie d’IA.

Or, la logique socio-économique capitaliste qui préside au développement des technologies algorithmiques favorise un développement axé a priori sur la génération de profit et la croissance économique infinie qui tendent pour l’heure à automatiser les inégalités sociales et les discriminations, précariser le travail, concentrer le pouvoir et contribuer à la crise environnementale. C’est dans une perspective postcapitaliste que nous croyons que certaines technologies algorithmiques et d’IA, dans des usages circonscrits démocratiquement et au service du bien commun, pourraient modifier positivement nos sociétés.

Plus spécifiquement, nos sociétés occidentales apparaissent très fragilisées à la lumière de la situation géopolitique et climatique. L’idée de progrès n’est plus très audible dans ce contexte. Comment recréer de l’engagement citoyen à partir de votre approche ?  

Nous évoquions la géopolitique, mais effectivement, au-delà de nos sociétés, c’est également notre rapport à la nature et aux écosystèmes qui est en jeu. Le capital algorithmique est animé par des impératifs d’extraction qui président au déploiement d’une vaste infrastructure matérielle qui comprend appareils extracteurs de données, mais aussi serveurs, centres de données, câbles, tours, et autres supports matériels qui nécessitent ressources et énergie, tout en générant des quantités alarmantes de déchets électroniques et d’émissions de carbone.

Quoi qu’en disent les courants techno-optimistes, les études sur les impacts environnementaux du développement accéléré des algorithmes et de l’IA montrent de plus en plus clairement que les technologies algorithmiques ne résoudront pas la crise environnementale, et contribuent au contraire à l’accélérer. Nous croyons que la technologie est un enjeu extrêmement important dans les luttes pour la justice sociale et climatique, et qu’il est possible de se réapproprier collectivement et démocratiquement l’autorité sur le développement technologique.

C’est pourquoi nous consacrons plusieurs chapitres dans notre livre à l’étude de pistes de résistance et d’alternatives au capital algorithmique, afin de favoriser un basculement général vers un modèle social postcapitaliste, démocratique et technosobre qui pour advenir devra mobiliser et fédérer une panoplie de mouvements de résistance et de construction d’alternatives qui sont déjà en cours partout dans le monde.

éditions écosociété
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Jonathan Durand Folco est docteur en philosophie de l’Université Laval et professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul d’Ottawa. Il écrit dans diverses publications et anime le blogue Ekopolitica. À nous la ville ! a reçu le Prix des libraires 2018, dans la catégorie essais.

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Jonathan Martineau est professeur adjoint au Liberal Arts College de l’Université Concordia à Montréal. Il est l’auteur de nombreux articles et traductions sur l’histoire des idées et sur le temps social. Il a notamment publié L’ère du temps. Modernité capitaliste et aliénation temporelle (Lux, 2017).

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