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L’activité contributive, ce que nous sacrifions à la richesse

Interview Bertrand Coty

Carole Lipsyc, vous publiez aux éditions de l’Aube : « L’activité contributive. Ce que nous sacrifions à la richesse ». Comment définissez-vous l’économie contributive ?

L’activité contributive, ce n’est pas l’économie contributive. L’économie contributive renvoie généralement à une économie à venir, alternative, une sorte de politique fiction post-capitaliste où la société ne serait plus au service de la production d’argent, mais œuvrerait dans la coopération, au service l’intérêt général.

L’activité contributive quant à elle existe aujourd’hui déjà : elle appartient à l’économie de marché. Elle en est même une de ses conditions. C’est la part invisible de la production humaine dont on ne peut pas se passer, et qui est effectuée par les particuliers, à leur propre charge. On peut la comparer aux services écosystémiques de la nature, sauf qu’elle est faite par les humains. S’il fallait la payer, on dépenserait en France au moins 68% du PIB. C’est pour cette raison qu’elle est une des conditions de l’économie de marché lucrative. On ne pourrait pas la payer intégralement et, en même temps, faire du profit.

Une partie de l’activité contributive est contrainte, celle qui prend place dans la sphère domestique ou dans le numérique.
Une autre partie est choisie, celle que nous effectuons dans la culture, l’art, le sport, la transition, l’agriculture, la science, l’humanitaire, ou le bénévolat.

La part contrainte est totalement gratuite. La part choisie peut tenter d’avoir un modèle économique, mais elle n’y arrive souvent pas. Parce qu’en réalité, il n’y en a pas.

L’apport des citoyens est de plus en plus sollicité dans les rouages de notre économie capitaliste, est-ce une bonne chose ou non ?

D’abord je veux confirmer vos propos. Oui, c’est vrai : l’apport des personnes est de plus en plus sollicité. On peut parler d’un véritable transfert d’une partie de ce qui était opéré jusqu’à présent par l’entreprise, le travail ou l’État sur le particulier.

Le phénomène prend plusieurs formes : l’association du consommateur aux tâches de production, on parle du « travail du consommateur » ; le remplacement d’interactions humaines par l’interactivité avec des plateformes numériques ; le remplacement de l’emploi par des formes d’auto-entrepreneuriat au rabais, et enfin le désengagement social de l’État censé être compensé par l’engagement citoyen.

Il est possible de résumer ce désengagement par une formule qu’a utilisée le Premier ministre, Gabriel Attal, au 2e Sommet de la Mesure d’Impact, le 18 avril dernier, quand il disait qu’il fallait « changer de modèle », « passer du modèle de l’État-providence à celui de la Société-Providence ». La « Société-Providence » c’est le transfert des responsabilités sociales sur le contributeur.

Est-ce que c’est une bonne chose ? Ça dépend sous quelles conditions.
Si on développe des solutions pour soutenir le contributeur et l’activité contributive, nous aurons les moyens d’affronter bien des crises qui s’annoncent et ce sera une bonne chose. Une façon de faire société avec cohésion, solidarité et créativité.

Si on en demande plus au contributeur, sans lui donner les moyens d’en faire plus, nous n’allons pas y arriver. Ce sera une catastrophe.

Vous remarquerez que je parle du « contributeur », pas du citoyen. On connaît les trois figures du consommateur, du travailleur et du citoyen. Il est temps de reconnaître la quatrième figure du contributeur. Et de lui donner des droits. C’est pourquoi, en 2021, a été proclamée la 1re Déclaration des droits du contributeur. C’était à l’issue d’une grande opération de recherche citoyenne que j’avais organisée pour commencer à instruire le sujet de l’activité contributive avec ses acteurs.

Quel doit être son apport et quelles en sont les limites selon vous ?

L’apport de l’activité contributive, c’est tout ce qui est nécessaire et qui n’a pas de modèle économique solvable : dans la culture, le sanitaire, l’humanitaire, le sport, la science, l’agriculture, la transition. C’est donc un apport crucial et vital.

Cet apport peut et doit aller grandissant pour affronter les défis démocratiques, écologiques et sociaux qui s’annoncent.

Mais la limite c’est les moyens ! On ne peut pas en demander toujours plus aux particuliers. Tout comme on ne peut pas en demander toujours plus à l’ État.
Nous arrivons à un moment de l’histoire de l’économie de marché où l’on a besoin d’une science financière et comptable moins idéologique et plus fiable, qui tienne compte des apports de la nature et des hommes, pour ne pas les épuiser. On peut espérer que les réglementations en matière de reporting durabilité aillent dans ce sens, à terme.

La limite est là : il faut reconnaître l’apport des contributeurs et de l’activité contributive à l’économie lucrative et faire en sorte que l’économie lucrative assume ses responsabilités. Nous avons besoin que les entreprises soient responsables et contributives.
Le cas échéant, nous continuerons de nous appauvrir au bénéfice des 0,01%.

Comment engager plus largement le citoyen dans cette démarche aujourd’hui, dans un contexte d’incertitude ?

Il faut du soutien et de l’incitation, par exemple au travers d’un Pacte contributif pour les professionnels-contributeurs, ceux qui se consacrent à l’activité contributive à temps plein, comme les aidants, certains agriculteurs, certains artistes ou chercheurs, certains acteurs de la transition ou de l’humanitaire.

Un tel dispositif pourrait apporter une rémunération et des droits sociaux. Et pour son financement, il pourrait exister des solutions inspirées par les solutions qui sont déjà utilisées pour protéger la nature, comme par exemple les certificats d’économie d’énergie ou les paiements pour service environnementaux. L’idée est de permettre aux entreprises d’améliorer leur « bilan RSE » en soutenant l’activité contributive, en assumant pleinement leur responsabilité, au-delà des attendus réglementaires en matière d’environnement. On commence à connaître le E de RSE. On connaît beaucoup moins le S et on ne comprend pas encore assez bien le R.

Un Pacte contributif pourrait être une alternative au Revenu universel. Il donnerait les mêmes protections que l’emploi.

L’entreprise a un rôle actif à jouer dans le soutien et le développement de l’activité contributive au travers de son animation territoriale, de l’accompagnement de ses collaborateurs, mais aussi au travers du soutien matériel aux contributeurs.

les éditions de l’aube
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Carole Lipsyc est épistémologue et entrepreneur en innovation sociale. Elle agit pour un design éthique des techniques, dans le domaine du numérique et celui des sciences financières et comptables. Elle a fondé l’entreprise INGIES et le think tank initiative {contributive}.

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