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La RSE impactée par la souveraineté économique : enjeux et perspectives

Interview Bertrand Coty

Philippe Jourdan, Jean-Claude Pacitto, vous publiez aux éditions Vérone : « La RSE impactée par la souveraineté économique : enjeux et perspectives ». Comment définissez-vous la souveraineté économique pour les organisations ?

La souveraineté économique est souvent confondue avec l’autarcie, alors qu’elles sont distinctes. L’autarcie est un mode d’organisation économique qui cherche une indépendance totale dans de nombreux secteurs stratégiques, permettant aux États de garantir leur autosuffisance en approvisionnement et en production, souvent dans une perspective de préparation à la guerre.

Ce que nous prônons est bien différent : notre vision de la souveraineté économique ne cherche pas à isoler notre pays des relations d’interdépendance inhérentes au monde moderne. Elle vise plutôt à diminuer les effets de vulnérabilité et de sensibilité qui peuvent, à long terme, mener à des crises incontrôlables, qu’elles soient sanitaires, économiques, sociales ou environnementales. La souveraineté économique représente un juste milieu entre une indépendance absolue, que nous jugeons irréaliste, et une soumission totale, que nous considérons inacceptable.

En quoi la RSE est-elle selon vous corrélée à la souveraineté économique ?

Le lien entre la souveraineté économique et la RSE peut sembler paradoxal. La RSE, avec ses préoccupations sociales et environnementales, est souvent perçue comme relevant de politiques vertueuses et transnationales, tandis que la souveraineté économique est associée à des politiques strictes et à des intérêts nationaux.

Cependant, nous soutenons une perspective contraire. Comment peut-on adopter une attitude responsable envers l’environnement et nos concitoyens si nos dépendances politiques ou économiques nous empêchent d’exercer cette responsabilité ? La question fondamentale ici est celle des finalités : pourquoi rechercher la souveraineté économique si ce n’est pour promouvoir un meilleur mode de vie conforme à nos valeurs et aux aspirations de nos concitoyens, en favorisant des comportements éthiques et écologiques ? Inversement, comment encourager ces comportements si notre destin est dicté par des décisions prises ailleurs, que notre dépendance soit militaire, économique ou diplomatique ?

Comment jugez-vous les dispositions de la directive CSRD, au cœur de laquelle se trouve l’implication des parties prenantes, et qui est bien plus qu’une simple formalité ?

La CSRD est une disposition dont l’entrée en vigueur est sans doute trop récente pour émettre un jugement définitif sur sa contribution à l’avancée des enjeux critiques de la RSE, en matière de justice sociale et de protection de l’environnement. 

Le point positif de la CSRD est la reconnaissance du principe de la double matérialité par le système ainsi mis en place. La CSRD permet de rendre compte de la matérialité d’impact d’une part, à savoir l’impact de l’entreprise sur les individus et l’environnement, et de la matérialité financière d’autre part, qui se centre sur l’impact des questions sociales et environnementales en termes d’opportunités et de risques pour l’entreprise. Ce principe de double matérialité acte le fait que les enjeux sociaux et environnementaux sont d’une criticité telle qu’il est nécessaire de les prendre en compte pour disposer d’une vision globale de la performance financière et des perspectives économiques de l’entreprise. En soi, cela représente une réelle avancée.

En conclusion, la Directive CSR, et les textes qui lui sont liés, instaurent un reporting obligatoire, créent des normes de reporting et énoncent le principe de sanctions accrues en cas de non-conformité. En filigrane, et comme le souligne fort justement notre collègue Nicolas Cuzacq « la Directive CSR (…) fait glisser le curseur du droit de la RSE sur l’échelle de la normativité graduée vers le droit dur ». L’auteur va même plus loin en affirmant, non sans une certaine grandiloquence, que ces « textes ont comme point commun de permettre au juge de tremper sa plume plus facilement dans l’encrier du droit pour arracher le masque des entreprises qui pratiquent l’hypocrisie organisationnelle ».

Si l’on se réfère, par exemple, à la sphère d’Internet et à l’émergence des GAFAM, on constate que les grandes entreprises peuvent faire fi de leur appartenance aux Etats souverains qui les ont vues naître. Quelle est votre position de ce point de vue ?

C’est une question d’une actualité brûlante : où placer le curseur de la souveraineté? Selon le site Presse-citron, la valorisation boursière d’Apple dépasse la richesse de nations telles que l’Italie, le Brésil ou encore la Russie. Microsoft, quant à elle, surpasse en valorisation le PIB du Canada, tandis qu’Amazon s’approche du PIB de la Corée du Sud. Les GAFAM agissent donc comme de véritables États. Cela se reflète, de manière anecdotique, par le fait que leurs dirigeants sont reçus comme des chefs d’État, mais également de manière plus significative, par la place éminente qu’ils occupent au sein d’instances supranationales responsables du développement durable, de la protection de l’environnement et des droits des travailleurs dans le monde.

Les engagements sociétaux sont de nature essentiellement politique, et il n’est pas neutre, sur un plan démocratique, que les entreprises privées, dont les GAFAM, s’emparent aujourd’hui d’enjeux jugés insuffisamment traités par les États. Ainsi lorsque le géant du luxe Kering crée en 2008 une fondation présente dans plusieurs pays européens destinée à lutter contre les violences faites aux femmes, ou que l’Oréal, leader mondial des cosmétiques, lance le programme Stand Up pour lutter contre le harcèlement de rue par des actions de sensibilisation et de formation, ces initiatives découlent d’un constat : les violences aux femmes sont jugées insuffisamment jugulées par les pouvoirs publics. Ces initiatives relèvent donc bien d’une « RSE politique ».

Au-delà, la question sous-jacente aux engagements sociétaux souscrits au titre de la RSE par des acteurs privés de poids est le risque d’une « privatisation » à terme de la démocratie dans la mesure où les engagements sociétaux relèvent soit des missions régaliennes de l’État, soit de projets politiques partisans, et partant clivants, proposés habituellement par les partis politiques aux citoyens à chaque élection. À titre d’exemples, on mesure à quel point certaines thématiques sociétales relatives à la diversité des genres et des identités sexuelles opposent les pays progressistes et occidentaux, dont sont issus les GAFAM, aux pays traditionalistes (Chine, Russie, Afrique et Moyen-Orient). C’est une véritable question de choix de société. Comme vous l’aurez compris, nous souhaitons, en ce qui nous concerne, préserver le choix des citoyens librement éclairés.

éditions Vérone

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Philippe Jourdan est diplômé HEC, IHEDN et professeur des universités. Il enseigne à l’IAE Paris Est. Expert reconnu des stratégies de marques et d’entreprises. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et a publié de nombreux articles sur les leviers de croissance, les stratégies de marques. Ses recherches actuelles se concentrent sur les politiques RSE des acteurs privés et publics.

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Jean-Claude Pacitto est titulaire d’un DEA de gestion, de sciences politiques et d’histoire. Il est maître de conférences HDR à l’université Paris-Est. Spécialiste reconnu de la gestion des PME, des problématiques de relations interentreprises et des modes de gouvernance, il a publié dans des revues académiques nationales et internationales et a contribué à de nombreux ouvrages sur ces sujets.

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