2023 aura indéniablement été l’année de l’intelligence artificielle, de son impressionnante adoption par une multitude d’utilisateurs à l’échelle planétaire. Objet jusqu’alors fantasmé des films et des ouvrages de science-fiction, la technologie est brusquement devenue un outil du quotidien.
Grâce au lancement de ChatGPT, ce n’est pourtant qu’à compter de la toute fin 2022 que le grand public s’est trouvé confronté à l’intelligence artificielle. Depuis, la technologie a connu un essor prodigieux, jamais égalé, atteignant les 100 millions d’utilisateurs en deux mois à peine alors qu’il aura fallu neuf mois à TikTok, la meilleure pratique jusqu’alors, pour atteindre ce seuil.
Au-delà d’une avancée technologique radicale, l’intelligence artificielle promet aujourd’hui des transformations voire des ruptures dans les rapports sociaux tout autant que dans les pratiques professionnelles, mais il ne faudrait tout de même pas oublier que rien de ce qui a été développé dans le monde jusqu’alors n’est plus puissant, mieux connecté, plus plastique et capable de contextualisation que le cerveau humain.
Pour mémoire, notre cerveau est composé de 100 milliards de neurones et compte bien plus de cellules gliales encore. Pour mémoire toujours, nous avons appris notre langue maternelle à partir d’une page blanche et d’une somme d’informations relativement limitée, démontrant ainsi la plasticité et l’incroyable économie d’énergie de nos facultés d’apprentissage en regard des méthodes de deep learning.
L’unité de calcul standard des neurosciences est la synapse, la jonction électrochimique entre deux cellules nerveuses, et cette synapse est largement plus complexe, sophistiquée et performante qu’un transistor. Il y a quelques années, Idriss Aberkane, professeur à Centrale et chercheur à Stanford, nous rappelait que, si l’on assimile un transistor à une synapse, notre cerveau représenterait neuf mille puces de dernière génération en batterie, sans même parler de plasticité physique, de réparation automatique et d’immunité virale.
Première précaution donc : savoir garder sens commun et raison lorsque certains gourous annoncent révolutions technologiques radicales et dominations numériques… pour le moment en tout cas.
Nous voudrions porter ici un regard plus ample et plus critique de la domination possible de l’intelligence artificielle sur l’humanité, appliquant notre analyse sur les méthodologies manipulatoires de ces nouvelles technologies sur nos processus d’arbitrage et de choix.
Artifices algorithmiques et manipulation
Les algorithmes sont devenus incontournables en sciences humaines autant qu’en sciences de l’information. Ils permettent notamment de proposer aux citoyens comme aux consommateurs ce qu’ils seraient susceptibles de vouloir avant même qu’ils ne l’aient exprimé, définition première d’un processus prédictif.
Eli Pariser, activiste américain, traite dans son ouvrage de la limite des algorithmes en développant le concept de bulle filtrante (filter bubble), un état d’isolement paradoxal qui, poussé à l’extrême, peut déclencher des décisions suscitées par des informations sans nuance.
Certains experts ont mis en doute l’exemplarité du Brexit ou de l’élection présidentielle américaine de 2016, décidés par des électeurs incapables de jugement critique, enfermés sur leurs réseaux sociaux sans débat contradictoire.
Dans une version plus manipulatoire encore, Cambridge Analytica a pu, lors des élections de 2010 à Trinité-et-Tobago, encourager l’abstentionnisme grâce à un projet ciblant principalement les jeunes. Plus précisément, la campagne Do So! (boostée grâce à des slogans, des réunions publiques et des films de propagande électorale) visait à instiller l’idée que voter ne servait à rien. En théorie, il s’agissait de manifester son abstention comme un signe de défiance à l’encontre des manœuvres politiciennes, mais en réalité, l’entreprise pariait sur l’abstention de la jeunesse afro-caribéenne – à l’opposé des jeunes Indiens dont on s’attendait à ce qu’ils respectent les souhaits de leurs parents et votent pour l’UNC, parti à prédominance indienne. Le fait est que l’écart de participation de 40 % entre les citoyens indiens et afro-caribéens de 18 à 35 ans a permis de faire basculer l’élection en faveur de l’UNC. La coalition a ainsi remporté la partie et la candidate de l’UNC est devenue Premier ministre du pays.
À ce stade, on peut donc rappeler que la collecte des données est une chose mais qu’influencer le comportement humain se révèle beaucoup plus complexe dans les faits. L’art de la persuasion est, en effet, affaire de psychologie et de neurosciences servies par la technologie, non le contraire.
L’approche méthodologique de Cambridge Analytica tient en trois moments : psychologie comportementale, méga-bases de données servies par l’intelligence artificielle, communications ciblées. Contrairement aux segmentations sociodémographiques d’usage, Cambridge Analytica a eu recours à une segmentation psychographique, mobilisant des traits de personnalité comme l’ouverture aux autres, la conscience, l’extraversion, le profil névrotique et la conformité sociale. À cet égard, on peut considérer que l’entreprise a réussi en raison de sa profonde compréhension des émotions, des valeurs comme des structures sociales bien davantage que par sa maîtrise des algorithmes.
Prospective méthodologique et possibles dangers
Nous voilà donc arrivés à un point de convergence majeur entre sciences sociales, sciences de la vie et sciences de l’information par lesquelles les entreprises vont disposer d’outils de prospection, de prévision, de manipulation d’une redoutable efficacité. Conséquence de ces évolutions, une puissance de feu radicale se met en place, combinant approches quantitatives, technologies de l’information, neurosciences, explorations qualitatives et émotionnelles, traitements massifs des données.
C’est cette combinaison d’approches neuroscientifiques (largement convoquées en neuro- marketing et en économie comportementale) et de développements technologiques majeurs dans la puissance de calcul, les sciences de l’ingénieur et les sciences de la vie qui pourrait changer, plus encore, les (r)évolutions en cours.
L’effet combinatoire d’un calcul massivement plus rapide propulse de nouvelles convergences, des percées surprenantes dans les sciences de la santé et des matériaux, de nouvelles fonctionnalités.
De façon parallèle, l’innovation pose autant de questions techniques que de questions sur la façon dont les organisations mettront à profit ces nouveaux gisements de performance, de productivité et de profitabilité. À titre d’illustration, on prévoit que la 5G va très probablement toucher jusqu’à 80 % de la population mondiale d’ici à 2030 ; l’amélioration de la couverture et la vitesse des connexions permettra de nouveaux services (surveillance des patients à distance), des modèles d’affaires innovants (bouquet de services connectés) et des expériences client new age (réalité virtuelle multisensorielle).
On peut, à ce sujet, identifier certains risques possibles : les entreprises assumeront-elles leur responsabilité en matière d’éthique et de respect de la vie privée ? La société saura-t-elle protéger ses valeurs contre des intérêts particuliers ? Saura-t-elle garantir la conformité de l’innovation avec la vie dans la cité, mettre en place une réglementation idoine ? Les processus développés seront-ils assez robustes pour éviter le piratage et se prémunir contre la criminalité en ligne ?
Frédéric Jallat est Professeur à ESCP Business School où il enseigne sur les campus de Paris, Londres et Madrid.
Chercheur associé à la chaire KPMG et Directeur scientifique du Mastère spécialisé en management pharmaceutique et des biotechnologies (MsM), ses champs d’expertise et d’intérêt professionnels sont ceux de la géo-économie, des stratégies de rupture, du marketing, du pricing et du CRM.
Il est l’auteur de cinq ouvrages de référence et de très nombreux articles internationaux publiés dans ces domaines.
Frédéric Jallat enseigne également à Sciences Po. Paris, à l’Institut Français de la Mode (IFM) et à l’École Ducasse.
Ancien lieutenant de réserve et ancien auditeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), il est en charge des conférences de l’AR16 depuis septembre 2017 -ayant organisé près de 60 rencontres de haut niveau pour l’association dont il a été l’un des membres du comité de direction pendant six ans.
Diplômé de l’université de New York (ITP), titulaire d’un doctorat de l’ESSEC et de l’université Aix-Marseille III, d’une licence en droit de l’université Panthéon-Sorbonne, Frédéric Jallat a été professeur invité dans plus de vingt institutions académiques, réparties sur les cinq continents, parmi lesquelles New York university, Stanford university, The university of Texas at Austin, Ain Shams, Bocconi, Thammasat university, Chuo university, The Chinese university of Hong Kong, l’université San Andrés à Buenos Aires ou encore l'Académie du commerce extérieur de Russie en collaboration avec l’université Lomonosov à Moscou.